Apocryph
Six siècles plus tard, l’algorithme d’apprentissage StyleGAN2 suit l’héritage des moines copistes médiévaux et crée une nouvelle version du « Livre d’heures », une œuvre apocryphe.
Livre fac-similé (23,7 x 35 x 5,7 cm), relié en plein cuir (buffle), avec tranche fil pékiné cousu main et signet bordeaux, papier fait main 130 g au moulin Richard de Bas (Auvergne, France) / 2 x Raspberry PI Zero + 8" IPS HDMI display
Apocryph tente de mettre en lumière deux problématiques apparues avec l’utilisation généralisée de l’intelligence artificielle (I.A.) :
Si l’I.A. tente d’imiter la façon d’apprendre et de faire des humains, est-elle capable de se substituer totalement à eux ?
Si le traitement des données rime avec l’anonymisation de leurs sources, la recomposition des œuvres et la dissolution de leurs origines, — et par là, celle du droit d’auteur —, produisent-elles une œuvre apocryphe : une œuvre non identifiable, douteuse, voire frauduleuse ?
Je postule que les procédés d’apprentissage automatique prolongent le travail des moines enlumineurs et copistes du Moyen Âge. Ce faisant, ils endossent aussi leur statut d’anonyme. À une époque où l’autorité n’émanait que de Dieu, la notion d’auteur n’existait pas. L’artiste ne s’exprimait pas en tant qu’individu. Il s’effaçait par humilité, ses œuvres écrites et peintes étant destinées à la dévotion. De longues années d’apprentissage étaient nécessaires aux moines avant d’être capables de recopier et de faire œuvre. Le contenu évoluait en fonction de l’habilité, de l’imagination ou de l’intégrité du copiste. Chacune de ces copies manuscrites donnait lieu à des variations infinies. À tel point que le statut apocryphe de certaines fait encore débat. Un grand nombre de ces manuscrits sont disponibles sur Gallica.bnf.fr ou Archive.org. Notamment, les nombreuses versions du « Livre d’heures », le livre de prières le plus couramment utilisé par les laïcs pour se recueillir dans la solitude.
Conçues au XIIIe siècle, ces différentes versions furent recopiées pendant plus de deux siècles jusqu’à l’apparition de l’imprimerie. Les moines-copistes enluminaient aussi chaque page avec des rinceaux et des lettrines pour stimuler l’émotion des croyants et exprimer le caractère sacré du texte. Les rares versions qui ont survécu ont acquis aujourd’hui le statut d’œuvre d’art.
J’ai choisi de continuer cette œuvre sans origine authentifiée et sans auteur. J’ai entrainé l’algorithme d’apprentissage StyleGAN2 avec quarante versions différentes du « Livre d’heures » datant du XVe siècle. Six siècles plus tard, StyleGAN2 s’insinue donc dans la grande chaîne des moines copistes médiévaux et crée une nouvelle version du « Livre d’heures ».
L’œuvre se présente sous la forme d’un livre ouvert en cuir relié. Il est posé sur un lutrin par souci de cohérence avec le contexte monacal de la production. Deux écrans sont incrustés à l’intérieur du livre, sur une double page ouverte. Ils diffusent chacun une vidéo montrant l’évolution au cours du temps du « Livre d’heures » réinterprété par StyleGAN2. Enluminures et textes latins calligraphiés donnent à voir une version apparemment authentique. À bien y regarder, les dessins sont chimériques et les mots incompréhensibles. Le travail méthodique de StyleGAN2, dernier copiste désincarné d’une longue lignée d’anonymes, n’atteint pas le niveau de copie des moines. Des tirages sur papier de certaines pages sont exposés sur les murs pour proposer au spectateur de tenter de repérer, étape par étape, les incohérences générées par l’algorithme.
Apocryph met ainsi délibérément en scène la transformation d’une œuvre originelle par la copie. Outre sa portée critique, esthétique et poétique, l’œuvre exhibe aussi la question éthique que pose à la fois la supposée toute-puissance donnée à l’algorithme génératif et au statut apocryphe des textes et des images qu’il produit.